1984, Ammassalik cent ans après sa découverte

1984, encore une date importante pour la population d’Ammassalik. Elle correspond au centenaire de sa découverte par Gustav Holm. Pour les Ammassalimiut, cela ne représente pas grand chose, mais pour le monde occidental, c’est une date qui permet des bilans. Bilan d’une ouverture sur le monde extérieur. D’abord très lente, puis progressive, puisque les Danois avaient eu le souci de ne pas mettre cette population trop vite en contact avec l’extérieur. Ils ne voulaient pas créer de choc en termes de risques de maladies vis-à-vis desquelles les Ammassalimiut n’avaient aucune immunité, ou de bouleversement culturel trop brutal. Mais après la 2è guerre mondiale, les échanges se sont accélérés. Et, après les années 1960, cette région devenue partie intégrante du Danemark, s’est vue véritablement engagée vers la modernisation.

J’ai été témoin de ce développement de la modernisation sur le plan matériel, avec notamment l’arrivée des congélateurs et de la télévision. Le besoin de congélateur peut faire sourire dans une région où le froid est omniprésent, mais il a une fonction pratique importante puisque l’été se trouve être relativement chaud, avec des variations de température importantes. Le congélateur assure alors une température constante pour la conservation des aliments. Le résultat de ce changement est la destruction partielle de la notion de partage. Dans la société et au sein de la famille, le partage du gibier était un acte essentiel, très codifié : des parts de gibier revenaient aux proches, à la belle-famille…, et plus le gibier était gros, plus le cercle de distribution était large. Avec l’arrivée du congélateur, on voit se profiler des tendances nouvelles : on va davantage garder cette alimentation pour soi et pour plus tard. Individualisme et prévision : ce n’était pas du tout dans la tradition.

Quant à la télévision, ce fut une intrusion considérable, même si au début il ne s’agissait que de la télévision par câble avec des programmes très restreints. Les nouvelles arrivaient en général avec trois semaines de retard. Mais les vidéos se sont très vite multipliées et ce fut comme une arrivée d’un monde étranger au cœur même des familles. Certes auparavant il existait des séances de cinéma collectives qui se tenaient dans des salles de réunion au centre des villages. C’était une vraie fête : toutes les générations se rassemblaient et c’était l’occasion de discuter, se distraire, et même de danser après le film. Avec la télévision dans les maisons individuelles, il n’y a plus cette notion de rassemblement collectif. On voit donc que deux éléments apparemment aussi anodins pour nous, peuvent induire d’importants changements sociaux.

Durant cette mission de 1984, j’ai observé le creusement d’un fossé entre la ville, Tasiilaq, et les villages. La ville se développait tandis que les villages restaient très en arrière pour la plupart, avec des difficultés pour avoir l’électricité, l’eau courante… Des maisons individuelles que les gens pouvaient acquérir en kit ont commencé à apparaître, elles donnaient une impression de confort moderne, mais il restait encore beaucoup de maisons anciennes au confort très relatif. Un fossé était en train de se creuser à la fois à l’intérieur des familles, et entre ville et villages : un salarié, employé administratif, qui était en même temps chasseur cumulait les avantages d’un salaire régulier et des produits de la chasse ; c’était bien différent pour ceux qui ne disposaient que de la chasse.

En parallèle de tous ces changements, les activités d’été liées au besoin de profiter des ressources du pays, ne faiblissaient pas. Car ce qui compte vraiment, c’est la nourriture locale. Les denrées du magasin ne sont pas très appréciées et coûtent fort cher.

L’été est encore l’époque où ont lieu les confirmations. Les enfants sont confirmés vers 13-14 ans, c’est une étape importante : pour l’enfant, cela constitue une sorte de rite de passage à l’âge adulte, pour les familles c’est la préparation de grandes fêtes. Le pasteur se déplace vers les divers villages, et c’est l’occasion pour les femmes de confectionner les magnifiques costumes de fête, si raffinés. Ce long travail représente en réalité un coût énorme : il assemble des perles, des peaux de couleur teintes, des tissus. Mais en même temps, c’est un objet de fierté. Et dans chaque famille de confirmé, on invite beaucoup de monde pour consommer soit du thé, du café, des petits gâteaux, à la danoise, soit du phoque faisandé, de l’huile rance, des plantes trempées dans l’huile… Selon les familles et les lieux, on s’autorise les mélanges…

Localités visitées pendant la mission :

  • Ammassalik (ou Angmagssalik) et Itimiin, aujourd’hui Tasiilaq, municipalité de Sermersooq
  • Tiderida (ou Tileqilaq ou Tiileqilaaq ou Tiniteqilaq), aujourd’hui Tiilerilaaq

Localisation

Ammassalik, Sermersooq, Groenland

Joëlle Robert-Lamblin

Joëlle Robert-Lamblin

Joëlle Robert-Lamblin, anthropologue, Docteur d'Etat ès Lettres et Directeur de recherche honoraire au CNRS, a fait ses études à Paris dans les domaines de la sociologie et du droit. Au début des années soixante, de l'enseignement de l’ethnologie dispensé au Musée de l'...

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Observatoire Photographique des Pôles

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