Tous ces événements se sont un peu précipités. Je devais en effet rester dans la brigade d’Alexander Seratetto pour traverser avec eux l’Ob et commencer l’arguish. Pour des raisons que je n’ai pas toutes comprises Alexander a décidé de reporter son départ au 25 avril, ce qui était malheureusement trop tard pour moi.
Avec beaucoup de gentillesse, Yura, le fils d’Alexander, s’est arrangé pour que je puisse malgré tout traverser l’Ob avec une brigade en demandant à un oncle s’il voulait bien me prendre avec eux. Je tenais absolument à traverser l’Ob avec une brigade car c’est un des passages éprouvants de l’arguish.
Mercredi soir
J’ai donc rejoint la brigade n°10 de Valera Seratetto, mercredi soir dernier. Nous sommes arrivés en fin de journée. Le soleil déjà assez bas distillait une lumière merveilleuse sur le campement magnifiquement installé sur une petite butte. Une vue à 360 degrés. Vers l’ouest, en contrebas, à un petit kilomètre, les rennes paissent tranquillement.
Les traîneaux sont déjà prêts pour le départ de demain. Ce qui me frappe le plus c’est qu’ils emportent de quoi continuer à travailler sur les traîneaux et du bois. Partout, des copeaux dans la neige molle. Mouillés, ils répandent une franche et bonne odeur de sapin. Malgré ou plutôt à cause du départ de demain, les hommes travaillent tard, jusqu’à la tombée de la nuit. L’on n’y voit presque plus rien lorsque nous rentrons sous la Tchoum (la tente traditionnelle).
Dehors les traîneaux sont déjà installés soigneusement dans la direction du départ de demain…
La soirée ne dure pas bien longtemps. Les enfants (Stepan, 5 ans, et Daniel, 2 ans) sont couchés tôt et nous les suivons rapidement. Demain, réveil à cinq heures ! Comme toujours, ils se couchent tout habillés se couvrant seulement de leurs lourdes vestes (pour les hommes) ou de manteaux (pour les femmes) en peaux de renne.
Jeudi
Réveil cinq heures, effectivement ! Tout le monde traîne un peu. Petit déjeuner vers six heures. Les enfants dorment encore. Je manque d’écraser Stepan que je ne vois pas, endormi sous une grosse veste. Thé, pain, biscuits. Ce n’est que le premier petit déjeuner, histoire de nous mettre en train.
Puis tout le monde se met au travail. Tout va assez vite. Les femmes rangent la Tchoum : les peaux, les nattes faites de fines branches liées entre elles, les ustensiles de cuisine… Ne restent que les petites tables sur lesquelles nous allons prendre cette fois un sérieux petit déjeuner. Les enfants dorment toujours…
Sérieuse en effet, cette deuxième collation. Je me fais resservir deux fois du riz avec du renne. J’ai du mal à finir mais je me force, je me gave. La journée va être longue : entre douze et quinze heures au minimum !
Lorsque tout est prêt, Vitally, un des jeunes de la brigade va chercher le troupeau en bourane (le skidoo russe) et le ramène doucement au camp. Le soleil se lève doucement. Une lumière magnifique. La moitié du ciel est couvert. Quel temps allons-nous avoir ? Je parie pour du soleil. Alyona en a l’air moins certaine.
Rude travail ce matin avec les rennes. Il y a une quarantaine de traîneaux ! Accrochés les uns aux autres en des sortes de trains. Cinq ou six traîneaux à chaque fois. Quatre rennes sur le premier traîneau, deux pour les suivants. Faites les comptes… Bon, je vous le dis tout de suite : ça fait 84 rennes à attraper, à amener à son traîneau puis à atteler.
Pendant tout ce temps, les enfants les plus grands jouent dans ce qu’il reste du camp. Daniel par contre, avec ses deux ans, n’a pas cette chance. Natena, sa maman, l’a soigneusement emmailloté ce matin et littéralement saucissonné dans une sorte de grand couffin. Installé sur un traîneau, Daniel ne peut pas bouger d’un millimètre. Ses cris et ses appels n’émeuvent pas sa mère trop occupée avec le démontage de la Tchoum, les traîneaux à finir de ranger puis les rennes à atteler.
Vers neuf heures et demi, enfin, la brigade semble prête. Les enfants sont sur les traîneaux, les rennes attelés. Par terre, dans la neige, se consument les restes d’un dernier feu. La grande et longue marche vers le nord peut commencer.
C’est à ce moment-là que je découvre que je vais me débrouiller seul avec mon propre traîneau. Je peux, vraiment, ça va aller ? « Mais oui, bien sûr », me répond en souriant Vitally. De fait, ce n’est pas très compliqué : de petits coups secs vers la droite pour aller à… droite, justement. Pour aller à gauche, au contraire, tirer doucement sur la longe vers la gauche. Bon, pour les photos ça va être compliqué, me dis-je. A côté de cette frustration, le plaisir de m’asseoir sur ce traîneau et prendre ma place dans la longue caravane qui se met en mouvement.
Le temps, incertain ce matin, s’est finalement mis au beau. Je suis juste derrière le train de traîneaux de Valera. Les rennes suivent tranquillement. Au bout d’une heure nous rejoignions le gros du troupeau où se trouve déjà Vitally avec son bourane et deux jeunes venus ce matin pour soi disant m’aider.
Le spectacle est magnifique. Une longue colonne de rennes (ils sont environ 3 000) qui s’étend sur un kilomètre environ. Avec les traîneaux, nous les suivons de loin dans la large trace creusée dans la neige par les milliers de sabots. Parfois Valera s’en écarte quand le terrain l’impose comme, par exemple, dans les descentes ; les traîneaux risqueraient de s’emballer sur cette neige trop dure. Alors, doucement Valera sort de la trace, descend du traîneau et marche au côté des rennes en les tenant fermement. Je le suis et avec moi tout le reste de la brigade.
Nous atteignons les hauteurs des rives de l’Ob deux heures environ après le départ. Le soleil est maintenant haut dans le ciel et la lumière aveuglante. Au loin, déjà sur l’immense rivière gelée j’aperçois la longue colonne du troupeau qui nous devance. La descente sur l’Ob se fait à travers de petits vallons où nous nous faufilons en marchant à côté des attelages. Tout se fait lentement, doucement. J’ai renoncé à l’idée de faire des photos. Je profite de ces moments exceptionnels, sans regret ni arrière pensée.