Petit déjeuner tranquille comme tous les matins avec Misha qui, bien plus matinal que moi, a déjà vidé les seaux de l’évier et rempli le bac à charbon pour l’unique poêle de la maison. Le bruit étouffé de pas sur les marches enneigées de la maison, le gros ressort de la porte qui grince, les toc-toc des bottes sur le montant pour faire tomber la neige des bottes. Quelqu’un arrive.
L’aéroglisseur parti hier soir de Khatanga est en rade à une douzaine de kilomètres sur la rivière (gelée, bien sûr). Celui qui vient porter la nouvelle ne veut pas y aller. Il ne sait pas bien situer l’endroit. Ou, plus certainement, ne veut pas consommer d’essence pour un problème qui, finalement, ne le concerne pas. Misha va s’y coller !
Très vite mais sans aucune précipitation il se prépare. Ludmilla, sa femme, sort quelques affaires pour celui qui va l’accompagner : une veste, des jambières en peau de renne, une chapka. En râlant contre leur vie, le prix des choses et Koutcherenko (le patron de la société qui fait le transport entre Khatanga et les villages) qui, à coup sûr, ne remboursera pas le billet de Vierra (leur fille qui est dans l’aéroglisseur) ni non plus l’essence pour le bourane. Le prix du billet ? 2 000 roubles. L’équivalent de ce que Ludmila dépense en une semaine pour la famille.
Mais quoi faire d’autre que d’y aller de toute façon. Il est onze heures du matin. Misha vient de partir. Les passagers sont dans l’aéroglisseur depuis treize heures. Une chance pour eux, il ne fait pas froid aujourd’hui : dans les —5. La semaine dernière c’est un bronto de Koucherenko qui est tombé en rade, pneu crevé ; les passagers ont attendu onze heures sur place. Ce jour-là il faisait froid : —27.
Tout est à l’avenant à Novorybnoye. La situation se dégrade depuis des années mais il faut bien survivre. Et puisque personne ne viendra les aider, les gens se prennent en main. On râle parce que cela fait du bien mais l’on n’attend rien de l’administration locale et encore moins de l’administration régionale installée à Krasnoyarks, à plusieurs milliers de kilomètres au sud. Combien de fois Ludmila me l’a-t-elle déjà dit : « Lkhaponine ? Il nous a oubliés ! » Lkhaponine est le gouverneur de la région. Nous sommes loin, ici, de l’exotisme du grand Nord que l’on vous montre d’habitude. Le village est délabré, certains intérieurs font frémir tant ils sont vieux, crasseux et déglingués. Pas d’eau courante, évidemment. Pas de toilettes. Pas de salle de bain. Oubliez tous vos standards occidentaux. Imaginez deux pièces contiguës, un gros poêle qui les sépare, et partout des années d’amoncellement de choses plus ou moins utiles, plus ou moins vieilles, plus ou moins en état de fonctionner.
La responsabilité de la Fédération de Russie est évidente. L’Union soviétique est morte, d’accord. Mais il me semble que c’est aujourd’hui à la Fédération d’assumer l’héritage de l’histoire du pays. L’Union soviétique a « fixé » les Dolganes, les a obligés à travailler pour le sovkhoze… Ils sont nombreux a avoir travaillé dur pour le plan ; les médailles du Travailleur qu’ils sont nombreux à me montrer spontanément le prouvent. Aujourd’hui encore, ceux-là éprouvent une vraie fierté à avoir atteint les objectifs du plan.
Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Des pensions de misères, un coût de la vie énorme et incontrôlé, le prix du poisson et du renne qui s’écroule, plus de sokhoze… Et un immense sentiment d’abandon. Bien justifié.
En préparant les affaires de Misha, tout à l’heure, Ludmilla allait encore plus loin: « A quoi bon nous avoir apporté le ketchup, la mayonnaise, le poulet, etc., si aujourd’hui on ne peut plus se les payer. Avant, nous avions notre poisson et notre viande. Aujourd’hui qu’est-ce qu’il nous reste ? »