Moi qui suis en France une sorte d’excité permanent, qui pense à trois idées en même temps alors que je n’ai pas commencé à rendre concrète la première, j’ai décidé d’adopter, comme le grand Boris, cet adage groenlandais : « Il n’y a pas de raison de se dépêcher ». Alors je profite. Des rues sales de Norilsk qui retrouvent un visage humain à mesure que la neige noircie par le charbon (qui remplace ici le sel que nous utilisons en France lorsque les routes sont enneigées) fond sous le soleil maintenant haut dans le ciel; de « balades » dans le chaos qui entoure les usines sans forcément emporter un boîtier ; des amis ; des bars ; des sourires des jolies serveuses du café branché de Norilsk.
Etre là, seulement là et me laisser envahir par l’histoire de cette ville folle, par ces paysages dantesques. Et c’est ainsi que des sentiments auxquels on ne s’attend pas frappent aux portes de notre esprit.
Je me promenais il y a quelques jours au milieu d’espaces abandonnés aux portes de la ville. Entre l’usine de production électrique et la vieille ville d’où émergent, au milieu des fumées, quelques immenses cheminées dressées vers le ciel. Là où la ville n’a pas posé ses plaques de béton, c’est la toundra. Je marche donc dans la toundra, son herbe encore brune car tout juste livrée aux rayons du soleil ; les dernières plaques de neige se font rares maintenant.
Partout autour de moi des tonnes de carcasses métalliques abandonnées, des pièces mécaniques abandonnées, des vieux tuyaux. Certains sont tellement vieux, tellement rouillés qu’ils se transforment instantanément en poussière métallique sous mes pas. Dans cet univers de fin du monde où j’avançais doucement sans d’autre but que d’être là, j’ai senti monter en moi des sentiments similaires à ceux que j’ai pu ressentir dans la toundra. Cet univers tellement concret, tellement vrai m’apportait ce que je suis finalement venu chercher dans ce projet : matière à réflexion.
J’écrivais hier soir à une amie de Paris : c’est la course qui tue notre civilisation. Alors évidemment, oui, moins de photos, moins de posts. Mais c’est un rythme plus en accord avec la démarche que je tente de mener. La nourriture de l’âme n’est pas tout. Je vais reprendre le chemin du « bureau » dans les jours qui viennent pour écrire quelques posts sur : une usine de cuivre, l’usine de production électrique (la plus grande du monde sous une telle latitude), l’Institut d’étude et de surveillance du permafrost. Et j’espère un portrait d’un ancien ingénieur métallurgiste et d’une ancienne déportée du goulag.