Dans deux jours, oui, Boris ouvrira la même porte de l’aéroport qu’il poussa il y a trente-deux ans, le 23 mars 1976. « C’est un jour dont je me souviens comme de ce que j’ai fait ce matin. »
Boris est originaire de la ville d’Ivanova à environ 300 kilomètres de Moscou. Pourquoi alors Khatanga si loin de tout ? « C’est Jack London qui est coupable », me sourit Boris avec ce regard tellement plein de tendresse et de malice à la fois. Des yeux bleus comme ceux de ses chiens. « Et puis j’ai une personnalité d’aventurier et je suis romantique.»
A 26 ans, Boris rejoint la ville de Krasnoyarks, une des ses immenses villes plantées le long du Trans-Sibérien. Où il découvre que Khatanga est une ville fermée, le jour où il veut acheter son billet. « Khatanga est à 1 000 kilomètres de la frontière nord, je ne pensais pas qu’elle faisait partie de la zone frontière. Je suis allé voir les gens du gouvernement de Krasnoyarsk pour qu’ils me donnent le permis. Ils me l’ont refusé deux fois. Mais j’ai continué à frapper à toutes les portes. Au bout de 18 jours, j’avais mon permis ! »
« Mais il ne me restait plus que 64 roubles. Le prix du billet pour Khatanga. Alors, pour ne pas dépenser cet argent, je l’ai mis dans la poche de mon pantalon et je l’ai cousue ! Comme ça, j’étais sûr que ma main ne serait pas tentée. » Mais tu dormais où à Krasnoyarsk ? « Dans l’aéroport. Je ne pouvais pas m’allonger alors je dormais debout. Heureusement, il n’y avait pas de milice. Il fallait manger et boire aussi, alors j’ai travaillé à charger et décharger des wagons de fret. »
Dans deux jours Boris volera vers Krasnoyarsk. Peut-être dans le même type d’appareil que trente-deux ans plus tôt, en Antonov 26. Le même avion que j’ai pris pour venir de Norilsk. Les choses se donnent le temps avant de changer dans le Nord.
« Quand l’avion a entamé sa descente je ne comprenais pas ce qu’étaient tous ces bâtons plantés dans la neige. Ce n’est qu’à la fin de la descente que j’ai compris que c’était des arbres. Je ne savais pas qu’il y avait de la forêt autour de Khatanga. Quand j’ai compris ça, j’étais heureux. »
« Quand je suis sorti de l’aéroport, sans aucun bagage, j’ai vu beaucoup de chiens dans la rue et j’étais encore heureux. A ce moment-là, j’ai compris que j’étais arrivé là où je voulais vivre. »
Boris a commencé par travailler dans le village de Kytia, à environ 120 kilomètres au sud-ouest de Khatanga. Emmené là-bas par des gens qui l’aidèrent à survivre lors de son arrivée à Khatanga.
« Là-bas il n’y avait pas beaucoup de travail : la pêche, apprendre l’élevage de renne ou devenir chasseur professionnel. C’est ce que j’ai choisi de faire. Tu veux que je te raconte mon premier hiver dans la toundra ? »
Bien sûr, Boris, que je veux.
« Le 26 mai 1976 je me suis envolé avec mon partenaire et professeur, Igor Chteinman. Nous avons été déposés à côté du lac Seruta Turku. En nganassan ça veut dire « le lac où la glace nage » ; parce que certaines années la glace ne disparaît jamais complètement. »
« Nous avons été déposés avec des réserves pour une année, du bois pour construire une cabane et douze chiens. Je me souviens très bien de ce que nous avions parce que chaque année je devais acheter la même chose… 210 kilos de farine, 50 kg de sucre, 100 boîtes de lait concentré, 20 kg de beurre et une cinquantaine de boîtes d’allumettes. Mais les allumettes c’est pas très important parce quand tu n’en n’as plus tu peux toujours allumer le feu en jouant du violon. Et 1 000 pièges, aussi. »
En jouant du violon ? C’est une expression pour désigner comment allumer le feu avec un vieil outil utilisé par les nomades dans le Nord : un bâton sur lequel sont attachées des lanières de cuir permettant de le faire tourner rapidement et verticalement sur lui-même. Le frottement rapide sur une autre pièce de bois permet d’allumer un feu.
« Nous avons mis deux semaines à construire la cabane. Pendant ce temps nous dormions sous la tente. Après, je suis parti pendant deux mois dans la toundra pour installer les pièges. Igor est resté à la cabane pour pêcher. »
« J’avais tracé un itinéraire bien précis sur la carte, le long de la rivière. Une grande boucle de 150 kilomètres. J’ai préparé des emplacements pour les pièges tous les 300 mètres. C’est un travail qui est long. Quand le temps de la chasse est arrivé, je suis parti en traîneau à chiens pour accrocher les pièges. »
La technique est intéressante. Boris réalisait une petite butte de terre d’environ 80 centimètres de long sur 40 de large et 60 de haut. D’un côté de la butte, le piège, accroché à une chaîne. De l’autre, de la nourriture cachée sous une pierre de dix-quinze kilos.
« Quand l’animal sent la nourriture, il saute sur la butte. Il voit tout de suite le piège et fait attention. Alors il se retourne pour attraper la nourriture. Mais à cause de la pierre ce n’est pas facile, il doit se donner du mal. Pendant cette petite bataille, il oublie le piège et finit par mettre une patte dedans. Il tombe de la butte et meurt gelé. »
« C’est une mort horrible pour l’animal. A chaque fois je me blâmais de les tuer ainsi et je m’injuriais. Mais je devais gagner ma vie, aussi. J’avais une petite fille d’un an et ma femme ne gagnait pas beaucoup. »
« Cette première année, j’ai installé 500 pièges. Toutes les deux semaines, je faisais le tour avec mes chiens. Ça me prenait quatre ou cinq jours. Pendant la nuit polaire, j’attendais la pleine lune pour faire le tour. Entre deux virées j’aidais Igor avec la pêche, je préparais les peaux, j’entretenais la cabane, réparais les filets, je faisais la cuisine pour nous et je préparais la nourriture des chiens… »
« A la mi-mars, quand la saison de la chasse s’est terminée, je suis allé fermer les pièges. Quand je suis rentré au lac j’ai trouvé la cabane froide et personne nulle part. Sur le lac j’ai vu les traces des patins d’un Antonov 2. Igor était parti. Il m’avait laissé un message : “Bore ne t’inquiète de rien. Je suis parti chercher de la nourriture à Kytia. » »
« Je ne me suis pas inquiété. Mais Igor n’est jamais revenu ! Je suis resté seul jusqu’au mois d’août. C’est la première fois, après six mois, que j’ai vu des gens ! Et je n’avais pas de radio ; seuls les meilleurs chasseurs en avaient. Nous c’était notre première saison, alors… Un hydravion est venu chercher les peaux. Je suis rentré avec lui. »
« Igor, je ne l’ai revu que trois ans plus tard. A sa sortie de prison ! Quand il est rentré à Kytia, il a beaucoup bu et a menacé le directeur du sovkhoze de le descendre. »
« Moi, j’ai continué à travailler six ans sur le lac. Tout seul. » Tout seul ?! « Oui, c’est plus calme… J’avais mes chiens. » C’est à ce moment-là que Boris s’est mis à écrire des poèmes.
« Au bout de six ans, on m’a demandé de devenir le directeur du sovkhoze. Mais ils m’ont vite viré. Je suis un homme de principes, alors ça pouvait pas marcher. »
Qu’est-ce qui bloquait ? La question fait marrer Boris. « Ma barbe, d’abord. Les chefs ne l’aimaient pas ! Les chefs de Khatanga me disaient aussi ce que je devais faire ; mais j’ai toujours pensé que je savais mieux qu’eux ce que je devais faire. Ils m’ont aussi demandé de devenir membre du parti et de travailler pour eux plus que pour les gens du sovkhoze. »
« Je suis redevenu chasseur indépendant pendant quelques années puis je suis rentré à Khatanga pour travailler pour le zapavednik (les zapavedniks sont l’équivalent de nos réserves naturelles). Je me suis toujours occupé de la surveillance du zapavednik. » En gros, le travail de Boris consistait à surveiller que les zones fermées n’étaient pas parcourues par des braconniers.
Il m’expliquait il y a deux jours comment il faisait quand il tombait sur des gens dans ces zones-là. « On discute avec eux. Si c’est la première fois on leur explique. Si ils gueulent et qu’ils n’ont pas de papiers, qu’ils foutent la merde, alors que nous sommes gentils avec eux, parfois on leur casse la gueule. On peut aussi leur prendre leur fusil. Si on les attrape une nouvelle fois alors on en parle à la milice. »
Il ne faut pas être choqué par ce « on leur casse la gueule ». D’abord parce que Boris est un vrai gentil mais aussi parce que ici, dans ce Grand Nord, les choses n’ont pas du tout la même valeur que chez nous. Les rapports sont directs et francs. On peut se crier dessus, se taper un peu dessus sans que cela ait (forcément) de conséquences, ne serait-ce que le lendemain.
Je suis long, je suis long… Alors je vais en rester là pour aujourd’hui malgré toutes les notes sur mon cahier qui attendent d’être relues. Je vais finir avec deux proverbes racontés par Boris.
Un proverbe touareg : « Les hommes ne trouvent leur liberté que dans le désert. » Et un proverbe groenlandais : « Il n’y a pas de raison de se dépêcher. »
Et Boris d’ajouter : « J’ai suivi ce proverbe toute ma vie. »