J33 – De la fabrique d’un traîneau à la réparation d’un bourane
lundi 25 février 2008Lundi 25 février. Presque huit heures, le soir. La nuit est tombée depuis plus de quatre heures maintenant. Je viens de dîner. La caisse sur laquelle j’étais assis n’a pas le temps de refroidir, Guerassin s’y assoit juste après moi. La table, haute de trente centimètres, ne peut accueillir que quatre personnes à la fois. C’est chacun son tour. Menu du soir : pâtes, renne, pain grillé beurre, oignon et thé brûlant.
La porte de la Tchoum s’ouvre. Une vaste vague de froid pénètre, on la sentirait presque onduler à ras du sol tant elle est épaisse. Ce soir ça caille, il fait dans les 25 environ. Pas de thermomètre mais quelques signes qui ne trompent pas : les narines qui collent quand on respire fort (d’autant que je me suis gelé le nez il y a quelques années au Pôle Nord géographique), le fût de l’objectif qui est difficile à attraper à mains nues. Interlude : à ma droite Sasha, quatre ans et demi, regarde fasciné l’écran de mon ordinateur, et à ma gauche, son père, Ilia, fume une clope de plus en lisant ce que je suis en train d’écrire. Évidemment il ne comprend pas le français. Mais connaît l’alphabet latin et vient de corriger son nom. Qui ne commence pas par un « E » mais un « I ».
Quatre heures plus tôt. Dehors avec Ilia, le cousin du précédent (!). Derniers instants de lumière, le soleil passe sous l’horizon. Nous sommes les deux derniers dehors. Ilia tire sur sa cigarette, doucement, assis sur un traîneau : c’est beau, hein ! Oui c’est beau. Magnifique. La lumière est douce, c’est calme, le froid alourdit l’ambiance. Il fait froid mais nous sommes bien.
Ça a été une journée « mécanique ». Ilia continue de fabriquer un nouveau traîneau. Nous sommes retournés dans la forêt pour trouver du bois. Il rapporte deux beaux troncs de sapin. Cela fait deux ou trois jours qu’il a commencé. Chaque déplacement est l’occasion de rapporter les sapins nécessaires : plus ou moins gros de diamètre, longs ou fins, courbés ou droits.
Je n’avais pas remarqué, dans la forêt, les courbures identiques des deux sapins qu’il a rapportés aujourd’hui. Parfaitement identiques. Coup d’œil incroyable.
Incroyable aussi son coup de main, la rapidité avec laquelle il transforme, à la hache, ces bouts de bois inertes en des pièces parfaitement façonnées. Il lui faudra une semaine en tout pour finir le traîneau. Pour un travail parfait, il faudrait laisser sécher le bois un an, dehors au vent ou dans la Tchoum, comme me l’expliquait ce matin Igor, son père.
Journée « mécanique » aussi pour Ilia Artimiovitch, son cousin. Artemis, comme ils l’appellent souvent pour ne pas les confondre (on va faire comme ça aussi, ce sera plus simple) est arrivé il y a deux jours. La promesse « quand on boit on boit » est de lui ! Artemis est mécanicien. Tous profitent de sa présence pour réparer deux ou trois choses sur les bouranes.
Dans l’après-midi il a arrangé un pot d’échappement avec une vieille lime, un clou et un marteau au manche cassé. Je m’étonne naïvement pour le faire réagir. Il me regarde avec de grands yeux et un grand sourire : c’est la toundra ici… Ci-dessus et ci-dessous, les deux Ilia contrôlent un bourane.
Dans l’après-midi, il m’a aussi fait un cours magistral sur la supériorité des bouranes sur les skidoos canadiens ou finlandais impossibles à réparer dans la toundra. Et on ne peut qu’être d’accord avec lui quand on regarde dans le détail la mécanique d’un bourane. Tout peut être démonté facilement, bricolé avec presque rien. La garantie de s’en sortir tout le temps. Pour être totalement honnête, il faut aussi avouer que la fiabilité du bourane n’est pas légendaire et qu’ils vieillissent à vitesse grand V. Artemis les considère comme liquidés en trois hivers. Je n’ai pas bien compris ses calculs kilomètriques. Il m’a annoncé 7 000 kilomètres par hiver pour un bourane moyen. Mais il se contredisait un peu plus tard. Je n’ai pas insisté…
C’est frappant comme ici tout ou presque est à l’image du bourane. Simple. Rien de superflu. Juste le nécessaire (enfin presque, je ne suis pas sûr que le lecteur de DVD soit toujours nécessaire compte-tenu de certains des films qu’ils regardent…), des techniques éprouvées de longue date. Et ça marche, formidablement bien. La Tchoum, leur traîneau, leur poêle… ça marche et ça suffit.
Cela me revient… je devrais être à Nar Yan Mar ce soir. Mon retour a été annulé parce que (normalement) deux bouranes devraient y retourner demain. On verra bien…