En fait la situation est assez ordinaire. Je vous en avais déjà parlé depuis la région de Nar Yan Mar où, dans la brigade Ledkov, ils ont un lecteur de DVD portable. Ici c’est carrément un poste-télé avec un lecteur de DVD portable !
Nous étions à deux doigts de regarder A l’Aube du 7e jour (je ne suis pas sûr du titre, que l’on me corrige), ce film-catastrophe sur un changement de climat soudain causé par l’arrêt du Gulf Stream. Ça aurait été fort à propos puisque je suis là pour vivre avec des populations touchées par le réchauffement climatique. Mais non, le film de ce soir est Soldat ! Un film russe de guerre qui fait l’apologie d’une armée (soviétique ?) dont l’un des traits principaux est la négation totale du soldat comme être humain, la toute-puissance des officiers et leur totale impunité. Ce qui, à en lire Anna Politovskaïa (assassinée il y a quelques mois), constitue un reflet assez juste de la réalité actuelle. Ce qui surprend, c’est de voir ce film ici, en pleine toundra, à quelques jours de la grande transhumance d’été et après une journée au milieu du troupeau.
Et, aussi, la petite Marina qui joue aux cartes avec sa maman. Le reflet d’une famille moyenne, comme tant d’autres ici et ailleurs. Chez nous comme chez eux. Sans aucune pensée négative dans cette qualification, que l’on m’en garde.
J’ai pris quelque retard dans la rédaction de mes pérégrinations. Hier, c’était un mal de crâne indescriptible et avant-hier, l’arrivée dans la brigade. Impossible d’écrire un soir d’arrivée et pas le courage hier soir. Dans le poste (télé), les sons d’une baston indescriptible entre deux compagnons de chambrée, les beuglements sauvages d’un sergent que je ne saurais qualifier. Avec pour fond sonore des violons mélancolico-dramatiques…
Je reviens sur la journée du lundi 24, jour de mon départ de Yar Salé. Lundi de Pâques en France. Mes garçons avec leurs cousins et cousines pour une chasse aux œufs. Sans la neige, paraît-il. Ils me manquent ces deux petits gars…
Lundi 24, donc. Je vais le faire télégraphique. Histoire de suivre Soldat. Dans le poste, les cris apeurés d’un pauvre soldat terrorisé par son sergent.
10h00 : Chez Kirill, chez qui je loge, arrivée de Dima, mon driver. Les dernières courses pour la brigade dont vingt kilos de pain. Une trentaine de litres d’essence, aussi. Départ fixé à onze heures.
11h00 : Chargement de mon sac dans le traîneau. La surprise de voir deux ravissantes petites filles du voyage. J’en suis ravi mais cela veut aussi dire que je vais faire le voyage dans le traîneau. Mauvais souvenir.
11h15 : Nous franchissons le point de contrôle installé à l’entrée de Yar Salé. Une simple ficelle désuète qui barre la route. Nous la contournons par la gauche. Les premiers kilomètres sont aussi les plus durs. Surtout dans un traîneau qui n’amortit aucun choc. Oublier son corps, le laisser onduler au gré des crêtes de neige ou de glace et laisser son esprit s’envoler de quelques mètres, le laisser flotter au-dessus du traîneau. Penser aux heures et aux jours à venir, à la maison, à ses garçons, aux photos à faire et déjà faites, à la vie de cette petite fille qui a mes côtés se protège du vent en cachant son visage derrière ses mains. A la télé, les jeunes recrues de Soldat viennent d’arriver en Afghanistan. A peine débarqués sur le tarmac de Kaboul, ils assistent médusés au crash d’un Antonov 12 qui vient de se faire descendre par deux roquettes.
11h45 : Un envol de diamants ! Une vingtaine de kourapat plus blancs encore que la neige (des oiseaux de la toundra) affolés par le bruit de notre bourane (le skidoo russe) s’élancent vers le ciel pour se reposer très vite derrière quelques bouleaux nains.
12h30 : Dans le traîneau ça va mieux. On s’habitue. Toujours. Soudain, on est sur le fleuve Ob. Un sursaut, l’impression d’être sur la banquise. De vieux souvenirs qui remontent à la surface. C’est sublime. Parfois quelques lames de glace étincelantes qui dépassent de la neige. Sans doute des coups de vents plus forts que d’autres qui, au moment de l’embâcle (moment où la mer, les rivières et les lacs sont pris par la glace), ont rompu la glace qui s’est ensuite figée dans cette position. Dima nous fait le plaisir de s’arrêter presque au milieu. Un hasard ? Un plaisir pour lui aussi ?
13h10 : L’Ob est franchi. Sur la rive, la surprise d’une minuscule chapelle orthodoxe. Dieu ne voudrait-il laisser aucun espace de libre pour les hommes ?
15h00 : Arrivée dans la brigade des frères de Dima. Il me faut bien vingt minutes pour réaliser que de l’autre côté de la Tchoum un bébé est en train de dormir dans son berceau. Un mois seulement. Né ici, dans cette tente. Sa mère en pleine forme, son père attentif. Nous repartons après quelques verres et photos.
17h00 : Arrivée dans la brigade n°17. Comme toujours les plus anciens font mine de ne pas me voir. Mais l’ambiance est sympa. Une Tchoum immense. Mais ça je vous l’ai déjà dit. Une Tchoum immense avec une quinzaine de personnes à bord et Soldat à la télé. A la télé, un sniper avec sa lunette de visée nocturne. Un sergent toujours gueulard et, je crois, un Afghan qu’ils veulent descendre et qui se fout de leur gueule… La boucle est bouclée.