Je ne pensais pas que nous nous arrêterions pour le « déjeuner ». Qu’elle ne fut pas alors ma surprise lorsque je vis Vitally installer le poêle d’un des Tchoums sur la neige pour y mettre à réchauffer une large gamelle de riz avec du renne et à faire bouillir de l’eau.
Un quart d’heure plus tard, thé brûlant, biscuits, bonbons… entourent la gamelle où tout le monde se sert avidement. Alexander sort une bouteille de vodka ; le verre tourne et retourne. « Pour se réchauffer », me dit-il ! J’adore cette expression car c’est tout sauf vrai. L’alcool a un effet vasodilatateur très fort. Plus larges aux extrémités, les vaisseaux sanguins libèrent plus de chaleur corporelle, ce qui n’aide pas à se protéger du froid, bien au contraire. Mais c’est vrai, et c’est là l’essentiel, que la douce brûlure de la vodka dans la gorge fait du bien.
Je ne sais pas combien de temps dure cet arrêt. Pas très longtemps. Il doit nous rester encore huit ou neuf heures de « route »…
Je retourne vers mon traîneau. Où m’attendent les deux jeunes arrivés ce matin à la brigade en bourane et qui m’avaient proposé de m’aider. Et aussi Alexeï, un autre jeune de la brigade. Qui commencent à m’expliquer que je ne peux plus aller seul et que Alexeï va me conduire. Je tente de leur expliquer que ce n’est pas la peine, que tout allait bien ce matin, etc, etc. Je sens un truc pas très net mais je suis seul, ils sont bourrés et n’arrêtent pas de m’ensevelir sous un flot de paroles. Finalement je vois Alexeï se tirer avec mon traîneau ! J’ai juste le temps de l’arrêter pour prendre mon sac de matos photo. Et je me retrouve seul avec Yakov et… je ne saurais jamais son nom.
Rien ! Rien, il ne se passe rien pendant au moins cinq minutes. C’est quand je leur demande ce que nous attendons que l’arnaque devient évidente. Kyrill leur a demandé de m’aider. Ils sont là pour ça. La question est donc simple :
— As-tu besoin de notre aide ? Pour t’aider à faire des photos depuis le bourane, puis pour rentrer à Yar Salé ? Et demain, on t’emmène à la pêche !
— Ben non les gars, c’est sympa, mais je n’ai pas besoin de vous. Je suis désolé que vous soyez venus mais pour moi tout roule avec la brigade.
— OK, OK, si tu n’as pas besoin de nous, alors tu rentres à pied.
— Ben vous me ramenez à la brigade et je me débrouille…
— Ah… Nikola, Nikola… Si tu ne veux pas de notre aide, tu comprends, on ne peut pas te ramener jusqu’à la brigade…
OK, maintenant c’est très clair. Je suis comme un con, au milieu de l’Ob, à environ douze kilomètres d’une rive ou d’une autre (où de toute façon il n’y a rien) et à environ cinquante kilomètres de Yar Salé. Je fais les comptes : cinquante kilomètres à quatre kilomètres heures ça me fait… Pas la peine de compter, je n’y arriverai pas.
Yakov n’a pas l’air trop méchant mais son collègue a une vraie tête de méchant. A me regarder avec manifestement une grosse envie de m’éclater et à me demander avec un magnifique ton à la fois mauvais et sarcastique : « Nikola, t’es seul, c’est ça, hein ? T’es bien seul là ? » Sous-entendu : Pauvre con ! Qu’est-ce que tu veux faire à part fermer ta gueule ?!
C’est clair, je suis piégé. Quoi faire ? Rassembler ses esprits, se souvenir de situations similaires : un milicien bosniaque bourré qui voulait que je fasse une photo de lui et qui ne comprenait pas que bien que mon appareil ne fasse aucun bruit il faisait bien des photos (cinq bonnes minutes avec le canon de sa Kalachnikov droit dans les yeux) ; un « chef » de check-point m’expliquant, dans la nuit, en regardant mon passeport et mes laisser-passer à l’envers, que mes papiers n’étaient pas en règle et que nous avions donc un problème.
Ne pas s’énerver, ne pas les humilier et… négocier. Ils ne sont pas gourmands. Ils ne me demandent que 7 000 roubles soit un peu moins de deux cents euros. C’est clair, ils sont bourrés, ne savent pas ce qu’ils font et n’ont pas conscience de ce qu’ils pourraient me demander. D’ailleurs, le méchant vient de s’écrouler par terre en enjambant la barre de traction du traîneau ! Ceci dit, c’est pas forcément le plus rassurant. Bourrés comme ils sont, ça peut vite mal tourner.
Nous repartons. Avec un tarif final à 5 000 roubles. Je me dis que je m’en tire bien. Je l’ai mauvaise, je suis hyper ultra furax mais je m’en sors bien. Je positive et profite de leur bourane pour faire des photos. Sauf que Yakov roule comme un âne : à fond ou à l’arrêt. J’essaye de lui expliquer que je veux juste qu’il roule doucement, mais rien à faire…
D’ailleurs il s’arrête pour de bon. Stoppe le bourane et vient me voir. Pour discuter du prix ! P….. j’y crois pas, ça recommence. Je tente de leur expliquer qu’il faut savoir être honnête dans l’arnaque. Mais à quoi bon ?
Moi : Yakov, on avait dit 5 000. C’est 5 000 et c’est tout, on s’était mis d’accord, on s’était serré la main !
Son enf…. de pote : C’est toi qui a dit 5 000. Nous, on a rien dit. C’est 7 000. C’est tout. Mais si tu veux pas de notre service tu y vas à pied. Cinquante kilomètres, pas de problème.
Si je bouge, je suis ruiné. Après 7 000 ce sera neuf, puis onze, et ainsi de suite… Mais sans que je sache vraiment pourquoi, Yakov accepte de repartir. Son copain est furax ! On croise Guenady, le frère de Valera (le chef de la brigade) qui a un problème avec un renne qui ne veut plus avancer. Epuisé. Photo. Sauf que non, l’autre con vient me voir et m’interdit de faire cette photo. Me menace et m’assure qu’il me casse la gueule si je fais des photos de ce qui se passe maintenant.
Je commence vraiment à être épuisé. Je ne comprends même pas si la brigade est dans le coup ou pas. Ça me paraît fou que des gens aussi sympa hier soir me fassent une telle arnaque. Mais bon, là, à cet instant précis, je me sens un peu parano. De toute façon, ils ont d’autres chats à fouetter.
On repart. On s’arrête pour rediscuter. Et ainsi de suite toutes les dix minutes pendant une heure ! Me viennent des envies de meurtres.
A l’occasion d’un arrêt de la brigade, Alyona qui repart en retard me demande pourquoi j’ai l’air si mécontent. Toujours parano, je me demande si elle se fout de moi. Je lui explique, je pense que enfin les choses vont s’arrêter. Mais non. Elle leur fait un petit sermon en leur disant que c’est interdit de faire des choses pareilles mais elle repart comme si de rien n’était !
Pour moi, le jeu continue. En pire. Ils m’accusent d’avoir foutu le bordel en racontant qu’ils m’ont menacé de me laisser seul. Ils exigent que je signe un papier où je dirais qu’ils ne m’ont jamais menacé. J’évite ce délire. Je n’en peux plus. Je leur dis que je ne veux plus faire de photos. Que je veux juste rentrer à Yar Salé. En finir au plus vite. Surtout en finir au plus vite.
Les rennes commencent heureusement à être épuisés et les arrêts se multiplient. Il faut les remplacer par des rennes qui n’étaient pas attelés. C’est à l’occasion d’un de ces arrêts que Alyona parle de ce qui se passe à toute la brigade et surtout à Alexander. La roue tourne enfin… Une fois les rennes changés, Alexander va les voir. Ils sont merdeux, tentent se s’expliquer… C’est bon. Mes sacs retournent dans la brigade et moi avec eux. A partir de là, ma seule angoisse est de les retrouver dans la rue à Yar Salé. Vitally m’explique que je n’ai rien à craindre qu’ils sont juste bourrés et que de toute façon ce n’est pas dans la nature des Nenets de se battre (ce que l’on m’a plusieurs fois déjà confirmé).
Yakov est merdeux, son collègue visiblement fou de rage ainsi que Alexeï le jeune de la brigade. Moi je respire. Il est six heures environ. La lumière devient belle. L’Ob est derrière nous. Je prends place sur le traîneau du bourane de Vitally (où il a placé un drum – bidon – de deux cents litres d’essence). Le troupeau s’engage sur un bras de rivière. Nous sommes loin d’être arrivés.