Nous empruntons maintenant un bras de l’Ob qui remonte vers le nord-est. Je pensais qu’après la longue traversée de l’Ob la brigade offrirait un peu de répit aux rennes, mais non. Il faut dire que la surface gelée de la rivière où il n’y a presque pas de neige permet d’avancer beaucoup plus facilement qu’en plein milieu de la toundra. Et en plus, les rennes n’ont pas la tentation de s’arrêter pour manger. Avancer, avancer, avancer… il n’y a que ça qui compte.
Nous progresserons ainsi dans le long couloir de cette rivière pendant une bonne heure avant de prendre pied sur un lac qui me semble très grand. Vittaly s’arrête souvent pour voir comment avance le reste de la brigade. Et de plus en plus souvent pour regarder les photos que je prends. Il adore. C’est, d’ailleurs, un des avantages du numérique : pouvoir partager avec ceux qui vous accueillent les photos que vous faites d’eux. Autrefois (enfin, autrefois à l’échelle du numérique ! c’est-à-dire il y a dix ans…), il fallait partir avec un Polaroïd en plus pour pouvoir offrir des photos. Avec tous les inconvénients que cela pouvait comporter : coût très élevé, volume des pellicules et qualité médiocre).
Arrêt essence aussi. Son système est vachement bien foutu. Un drum (c’est un énorme bidon métallique de 200 litres) est très solidement fixé au traîneau. Pour refaire le plein de son bourane, il suffit à Vittaly de basculer le traîneau, ce qui n’est pas trop difficile avec la barre d’attelage qui forme un grand bras de levier. Pas de pompe. Un simple tuyau fait l’affaire. Bien plus fiable. Il suffit de siphonner un peu et le réservoir de trente litres est vite rempli.
Les trois dernières heures, nous pouvons apercevoir Yar Salé sur notre droite, à une quinzaine de kilomètres. Le soleil se couche et les lumières de la ville brillent sur la ligne d’horizon. Comme celles d’un site d’extraction gazière un peu plus loin, toujours vers l’ouest. C’est le premier site gazier que je vois dans la toundra. C’est un choc, une drôle de sensation. Je suis avec cette brigade Nenets, leurs rennes et, là-bas, le symbole de la toute-puissance de l’industrie pétrolière et gazière. Des mondes nous séparent.
Nous finissons dans la nuit. J’en ai assez et j’attends que cela finisse. Plus rien à voir, même l’horizon s’est éteint. Et ça prend du temps, car il faut trouver un emplacement qui soit à la fois bon pour les rennes et pour l’installation des Tchoums. Plus d’une demi-heure pendant laquelle Vittaly tourne et retourne, cherche, discute avec Alexander, le chef de la brigade.
Une fois l’emplacement du camp décidé, tout va très vite. Chacun à sa tâche. Les rennes que l’on lâche, les traîneaux installés en bon ordre, les perches et les peaux des Tchoums qu’on déballe. Pas un mot. Il fait nuit noire et le camp se monte seul. Le ciel est parfaitement dégagé, rempli d’étoiles et toujours de magnifiques aurores boréales. Il faudra une heure environ pour monter le camp. Il est minuit environ. Nous sommes debout depuis cinq heures ce matin.
Alexander sait déjà que nous ne pourrons rester là. Les Tchoums sont donc installées juste pour la nuit. Ce qui ne veut pas dire qu’elles sont mal installées, non, au contraire. Mais juste que nous n’installons que le strict nécessaire pour la nuit et demain : les paillasses et les peaux pour dormir, les tables pour manger.
Nous mangeons froid. De la viande gelée. Un thé brûlant. Du pain et quelques biscuits, et nous nous écroulons tous. Alexander nous promet une grasse matinée jusqu’à midi !
Le parcours, approximatif, de l’arguish car je n’avais pas de GPS avec moi. Mais c’est assez proche je crois. Le point vert est le point d’arrivée au camp où nous ne sommes restés qu’une nuit. La brigade, elle, va continuer pendant plusieurs semaines, toujours vers le nord.